Silvia déteste les sportifs. Ces gens pleins de sueurs qui exhibent leurs muscles et leurs compétences. Qui crient à chaque mouvement, respirent trop fort, puent et sont reconnaissables à des kilomètres à la ronde. Elle reconnaît un sportif dès qu'elle en voit un. La manière de marcher, le regard, la construction du corps, la manière de réagir aux menaces, aux surprises... Cette race immonde pullulait à Amarth, tous ces gens qui préféraient combattre avec leur corps plutôt qu'avec la noble, la magnifique, la suprématique magie. Seule la magie protégeait vraiment ici, seule la magie permettrait d'être puissant. Les plus puissants étaient les magiciens. Les plus puissants c'était ceux qui profitaient des flux, de la caractéristique principale du lieu. Les autres n'étaient que des tacticiens sans valeur. Voilà.

Silvia déteste les sportifs. Surtout quand elle doit passer devant le stade. Ils font un de ces boucan ! Une abomination. On dirait qu'ils veulent dire à tout l'établissement qu'ils sont forts. Et puis du matin jusqu'au soir, hein, bien sûr ! Chaque fois que Silvia passe devant ce bâtiment maudit, il y a quelqu'un à l'intérieur. Qui crie, qui percute, qui tombe, qui explique, qui sue, qui pue, qui respire, qui bouge, qui marche, qui court, qui saute, qui vole. Qui énerve le monde à se la péter au monde, oui ! Alors, dès que Silvia passe devant le stade elle baisse instinctivement la tête et accélère. Elle fixe ses jambes mortes et fait rouler son fauteuil aussi vite que possible. Maudits soit-ils !

Silvia déteste les sportifs depuis deux ans. Depuis qu'elle ne peut plus jouer au basket, depuis qu'elle ne peut plus avancer sur une poutre, depuis qu'elle ne peut plus sauter, depuis qu'elle ne peut plus monter sur un cheval, depuis qu'elle ne peut plus courir matin et soir. Sentir ses muscles se tendre dans l'effort. Jouir d'avoir réussi le mouvement que l'on répète depuis une semaine. Savourer les courbatures le lendemain en sachant qu'on a bien travaillé. Et progresser, avancer, s'élever, encore et encore. Se rapprocher chaque jour du soleil et profiter de chaque instant consumé dans l'effort. Tout cela, elle l'a perdu il y a deux ans. Rien que deux ans qui lui semblent une éternité, elle qui reste figée sur sa chaise, inlassablement. Elle aimait le sport encore plus que les études. Ce n'était pas réellement une passion, mais un besoin. La nécessité addictive de se dépasser et de sentir son corps changer et s'améliorer au fil du temps. Avoir perdu cette sensation est indescriptible.

Pourtant elle avance. La magie avait remplacé le sport. Le Jeu du Cirque avait remplacé les concours et les examens. Elle se dépensait toujours autant dans toutes les activités possibles. Mais elle restait clouée au sol. Vissée sur sa chaise. Fille pitoyable qui dépend éternellement des autres.

« Et merde. »

Elle a oublié son briquet. Son fidèle briquet qu'elle a marchandé pendant 3h et qui contient l'Elémentaire d'un gigantesque incendie. Un objet rare et précieux qu'elle transporte toujours... Et qui lui permet d'extérioriser son stress. Elle soupire. Bon, heureusement, elle a de l'avance sur le rendez-vous. Rendez-vous posé à la bibliothèque par Alice, une camarade de dortoir. Celle-ci a été la première à lui demander de l'aide au vu de l'absence profonde d'Argyraspide... et est aussi la seule bonne nouvelle dans la journée de Silvia. Il n'empêche qu'il lui fallait son briquet. Aussitôt, la paraplégique fit demi-tour et commence à redescendre les escaliers, lentement.

Quelle plaie ! Quelle journée de merde ! Silvia Fielding a déjà vécu deux ans de paraplégie mais ne supporte toujours pas ces sales journées où elle est en manque de sport.

Silvia soutint le regard de son adversaire sans ciller. Adversaire qui avait sérieusement besoin de se recoiffer, d'ailleurs, en plus d'apprendre à mieux se tenir. Et à arrêter de fixer le handicap des gens, c'était malsain. Et à répondre aux questions qu'on lui pose. Et à se tenir sur ses deux jambes, elle les avait toujours, c'était pas pour rien, non ? Et à ne pas ignorer les autres.... Non mais c'est quoi toutes ces feuilles ?

Non mais c'est quoi cette fille ? Un véritable ouragan sans sens ni logique. Silvia regarda son interlocutrice avec des yeux ronds, comme des billes. Pendant plusieurs secondes elle resta immobile à observer l'être étrange en face d'elle. Puis elle éclata de rire. D'abord un pouffement caché derrière la main puis un éclat puissant sans aucune retenue. Courbée en deux, les mains sur le ventre, Silvia rigole sans pouvoir s'arrêter.

Puis s'arrête. Rire ravalé aussi vite qu'il a été déclenché. Mais un sourire perdure sur son visage, ses yeux scintillent et elle a abandonné toute bienséance. La jeune inconnue vient de passer le test. Surtout que...

« Dis, qu'est-ce que c'est que ça ? Je peux voir ? »

Elle prend aussitôt le carnet de dessin des mains de Jane et l'ouvre. Comme elle s'y attendait, c'est un bordel sans nom. Les dessins et les notes se suivent sans logique, sans aucune propreté, sans aucun ordre. Même les dessins pouvaient aussi bien être laids que magnifiques. Après avoir feuilleté l'ensemble pendant quelques instants elle rendit l'objet à sa propriétaire d'un geste brusque, comme toujours.

«  Très sympathique, tu devrais essayer de te faire connaître. Ou de faire connaître ta passion. Comme créer une Société, ce serait sympa. Enfin bref. Ravie de te rencontrer Mlle Inconnue. Donc, tu me cherchais ? Pourquoi ? »

Le vouvoiement avait disparu. La position droite et sèche aussi. Oh, elle avait encore cette manière vive, autoritaire et énergique de faire les choses. Sans aucune demie-mesure. De toute façon, elle n'avait pas le temps pour cela. Sans même savoir le nom de celle en face d'elle, Silvia avait une certitude.

Elle allait l'adorer.